Dans l’ombre de Dieu, par Line Dépraz, pasteure. et Eric Martinet, artiste
Pour entamer cette série de cultes, « Le murmure des pierres », dans la cadre du 750e de la cathédrale et en écho aux œuvres exposées d’Éric Martinet, j’ai choisi de me replonger dans le livre de l’Exode.
Ce qui peut paraître surprenant, j’en conviens, tant on peine à trouver des points communs entre l’arche et la cathédrale. J’aurais sans doute eu plus de facilité à tirer des parallèles si j’avais choisi un texte nous détaillant, par exemple, les plans du temple de Jérusalem.
C’est vrai qu’a priori, tout différencie l’arche de notre cathédrale.
L’arche est mobile. Elle se déplace avec le peuple.
La cathédrale est statique ; elle attend que les pèlerins viennent à elle.
L’arche compte des tapisseries colorées, un autel en bois d’acacia, une cuve en bronze pour les ablutions, des tringles en argent, un chandelier, une panoplie d’outils liturgiques incrustés de pierres précieuses.
La cathédrale, depuis 1536 en tout cas, est plutôt sobre et dépouillée.
Alors, pourquoi ce choix de lecture ?
Et bien, parce que la construction de l’arche représente le premier essai d’assigner un lieu défini au culte. C’est donc, avec tous les guillemets de rigueur, le “premier temple“ pour Dieu. D’où l’intérêt de ce récit.
Quand Dieu donne ses instructions pour la construction, on n’en a réentendu que la toute fin ce matin, ce qu’il évoque relève de la création artistique : le travail de l’or, la ciselure des pierres, le détail des autels de la tente de la rencontre, des habits liturgiques qui en jettent, l’huile d’onction, le parfum à brûler, et j’en passe.
Par rapport à tout ce faste, j’aimerais demander à Éric Martinet qui est entré mille-et-une fois dans ce lieu depuis ses études au gymnase de la Cité : quelle est ta première impression de ce lieu ? Quand tu entres, qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu ressens ? Comment décrirais-tu cette cathédrale à quelqu’un qui ne la connaît pas ?
Je crois que ce qui m’a toujours frappé c’est l’espace… Mais l’espace intérieur. On est dans le lieu commun, pour sûr, mais c’est pourtant la dimension qui l’emporte.
D’autant plus que, et j’ai eu l’occasion de le dire, ce monument qu’est la Cathédrale, cet édifice qui vu de l’extérieur en impose singulièrement ne serait-ce qu’eu égard sa position dominante (à témoin le fameux « Rasez la Cathédrale, qu’on voie le CHUV!) nous amène à éprouver la sensation qu’il est plus grand encore dedans que dehors.
Dès lors, laissant le regard errer, généralement vers le haut d’ailleurs, on se retrouve dans la position du promeneur fidèle à un itinéraire qui l’amène à passer et repasser sur ses pas, sachant que selon le moment de la journée ou de la saison le paysage se révèle sous un jour à chaque fois renouvelé.
Ce sentiment de plénitude doit pourtant beaucoup à un espace dont l’organisation reste des plus stricte… Un monde qui s’ouvre grâce à la rigueur de ce qui le constitue.
Comment ne pas penser à l’aphorisme de Georges Braque, « J’aime la règle qui corrige l’émotion ».
Regardant, dessinant à peu près toujours les mêmes voûtes, je n’ai cessé de chercher un chemin qui se dérobait… Pour mieux m’encourager à revenir et à me « tromper mieux » comme aurait dit Samuel Beckett.
Un des détails significatifs, pour moi, dans ce récit de l’Exode, c’est le nom de l’homme choisi par Dieu pour superviser la construction : בְּצַלְאֵל (Bethsalél)
בְּצַלְאֵל, cela signifie littéralement « dans l’ombre de Dieu ».
C’est assez étrange comme prénom.
C’est étrange aussi que le Seigneur choisisse pour bâtisseur, quelqu’un qui ait ce prénom-là.
Comme je ne crois pas à un hasard, je m’interroge. Que nous dit ce choix ? Que nous dit ce prénom ?
Avec d’autres, j’y vois le signe que le travail d’un architecte, d’un bâtisseur, c’est toujours bien plus que la simple construction d’un bâtiment qui rassemble des personnes.
Ou que la construction d’un espace qui isolerait du froid, des vents (on connaît bien ça, du côté ouest), du bruit, voire de ceux qui n’y sont pas.
Le bâtiment construit, une arche, un temple, un sanctuaire, une cathédrale, doit permettre à toute personne qui y entre de se sentir dans l’ombre de Dieu.
En disant cela, je me dois de préciser que l’ombre, ici, n’est pas pesante, ni menaçante.
Être à l’ombre de Dieu, ce n’est pas être écrasé par lui.
C’est se tenir face à lui, à une juste distance de lui, sans quoi il n’y aurait pas d’ombre entre lui et nous. Nous ne pourrions pas être dans son ombre, si nous ne faisions qu’un avec lui.
Il faut qu’il y ait de l’espace et de la lumière pour être dans l’ombre de quelqu’un.
Je trouve intéressant que dans ce récit de construction, apparaisse cette précision que même dans un sanctuaire, dans un lieu de culte, il y a de l’espace entre Dieu et nous. Autrement dit, aucun lieu de culte, comme aucune personne, ne se confond avec Dieu lui-même.
Une lapalissade, pour certains, peut-être. Mais une lapalissade qui nous autorise à désacraliser, dans un sens positif, les lieux de cultes et autres temples.
Ces lieux, si majestueux soient-ils, ne sont pas, comme tels, sacrés.
Ce qui est sacré, ce sont les relations qui s’y nouent et qui s’y déploient. Entre Dieu et chacune, chacun de nous. Entre nous, dans l’ombre de Dieu.
Un sanctuaire, une cathédrale, n’est pas un lieu sacré en tant que tel. Et pourtant, ce lieu a une dimension particulière. Il génère du sacré.
Quand on est un artiste et que son travail ne vise pas à transmettre quelque chose de l’ordre de la foi, comment est-ce qu’on dialogue avec cette réalité-là ?
En d’autres termes, en quoi travailler sur et dans une cathédrale, y exposer ses oeuvres, se révèle différent d’un autre travail exposé dans un autre lieu ?
Écoutant ce qui vient de se dire, je ne peux pas ne pas me souvenir d’une anecdote de cycliste. En pays bernois, un retour de balade joliment dépaysante, et tandis que l’heure tournait la nécessité se faisait d’appuyer un peu plus fort sur les pédales, c’est qu’il fallait rentrer. Je rattrape dès lors un brave gars pédalant sec, rentrant du boulot sac à dos sur son vélo. A peine dépassé, il prend ma roue histoire de rouler en s’économisant. Quelques kilomètres plus loin, touchant au but, nous nous séparons non sans qu’il me remercie pour l'avoir laissé «sterne im Schatten »… Malgré mon allemand plutôt approximatif je compris ce jour là que se trouver à l’ombre c’était aussi se trouver à l’abri.
Un usage inattendu du terme, que je vois aujourd'hui prendre un sens parfaitement judicieux... Se trouver un abri.
Enfin, si on ne prétend pas transmettre quelque chose de l’ordre de la foi, on cherche toutefois à susciter une forme de spiritualité. Comment ne pas penser à Malraux et à son fameux le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas. Après un quart de siècle de grignoté, on dira que la partie n’est pas gagnée…
Mais Gauguin nous questionne encore et toujours « Que sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous? »
Et Giacometti, peignant, dessinant, modelant la figure d’Annette, son épouse nous rappelle, que le sacré ne se fait pas sans transcendance.
Ô grand jamais l’on se demande à quoi elle ressemblait, mais on n’en finit pas de s’interroger sur notre part d’humanité.
J’aimerais terminer en revenant sur des nuances de langage entre “temple“ et “église“. La cathédrale étant parfois présentée comme le grand temple de Lausanne.
Calvin s’est particulièrement attaché à distinguer le temple, templum en latin, de l’église, ἐκκλησία (ek-klesia) en grec. Templum représentant un bâtiment et ek-klesia l’assemblée du peuple.
L’Église donc… non seulement édifice construit avec de pierres mais une assemblée, une communauté vivante…
Ce mot, de communauté vivante, révèle un magnifique paradoxe.
Il est constitué de deux parties : ek – klesia.
-
Ek, ex, littéralement « hors de » et
-
klesia de kaléo, « appeler ».
Donc le mot « Église » signifie littéralement « être appelé hors de ».
Au premier degré, ça peut vouloir dire qu’à chaque fois que l’on vient ici, on a quitté un autre lieu. Notre logement ou autre.
Mais, plus profondément, la notion d’Église dans le Nouveau Testament reprend la tradition hébraïque et dit cet appel à sortir de chez soi pour aller là où Dieu nous envoie.
Cet appel, aussi, à sortir de son soi pour nous découvrir tels que Dieu nous voit, tels qu’il nous espère.
Dans ce sens, l’Église, plus encore qu’un rassemblement, plus encore qu’une assemblée priante se rejoignant autour de certaines valeurs, l’Église est un appel à sortir, c’est un envoi en mission. Qui requiert de notre part de la mobilité, de la souplesse, un brin de légèreté.
Voilà, somme toute, qui nous renvoie directement à l’arche.
lecture de exode 31 : 1 à 11
1 Le Seigneur dit encore à Moïse : 2« Écoute, j'ai choisi Beçalel, fils d'Ouri et petit-fils de Hour, de la tribu de Juda, 3et je l'ai rempli de l'Esprit de Dieu, pour le rendre très habile et intelligent. Il connaît toutes sortes de techniques : 4il sait élaborer des projets, travailler l'or, l'argent et le bronze, 5ciseler les pierres précieuses et les monter, sculpter le bois, en un mot, il sait tout faire. 6Je lui donne comme adjoint Oholiab, fils d'Ahissamak, de la tribu de Dan, et j'accorde également une grande habileté à d'autres artisans ; ensemble ils réaliseront tout ce que je t'ai ordonné de faire : 7la tente de la rencontre, le coffre du document de l'alliance, le couvercle du coffre, tous les accessoires de la tente, 8la table et le porte-lampes d'or pur, avec tous leurs accessoires, l'autel du parfum, 9l'autel des sacrifices avec tous ses accessoires, le bassin avec son support, 10les vêtements de cérémonie, les vêtements de prêtres qu'Aaron et ses fils revêtiront pour exercer leur ministère, 11l'huile d'onction réservée à Dieu, et le parfum à brûler pour le lieu saint. Pour exécuter tout cela, les artisans suivront exactement les instructions que je t'ai données. »
lecture de 1 corinthiens 3 : 9 à 11
9Nous travaillons ensemble à l'œuvre de Dieu, et vous êtes le champ de Dieu, la construction de Dieu. 10Selon la grâce que Dieu m'a donnée, comme un bon architecte, j'ai posé le fondement, un autre bâtit dessus. Mais que chacun prenne garde à la manière dont il bâtit. 11Quant au fondement, nul ne peut en poser un autre que celui qui est en place : Jésus Christ.