Prédication du 5 février, culte des pèlerins

Si je vous demandais où se trouve Emmaüs et comment c’est, par là-bas, je fais le pari que la plupart d’entre vous serait prêt à évoquer une bourgade, d’une taille moyenne, pas trop éloignée de Jérusalem, et à me décrire, dans la foulée, sa charmante petite auberge.

Emmaüs, on en a entendu parler si souvent qu’on a l’impression d’y être soi-même allé à la suite des deux disciples.

Un tel voyage semble pourtant peu probable. Puisqu’une lecture attentive de la Bible nous fait découvrir que la localisation de l’endroit où se rendent Cléopas et le disciple anonyme est largement discutée.

Il y a bien, en hébreu, un Amwas auquel peut nous faire penser Emmaüs. C’est un village dont on trouve trace dans le livre des Macchabées. Amwas se situe toutefois, non pas à deux heures de marche de Jérusalem, mais à quelque 30 kilomètres à l’ouest. Il y a donc un petit à prétendre se rendre de Jérusalem à Emmaüs en2 heures.

Dans les faits, les archéologues émettent plusieurs hypothèses de localisation. C’est dire qu’on peine à savoir où on met les pieds quand on va à Emmaüs.

Une des versions grecques de ce passage biblique, connu sous le nom de codex de Bèze, indique que le nom du village est Oulammaous. Oulammaous qui fait penser à Oulamalous. Oulamalous qui est le nom grec de Louz. Et Louz, c’est Béthel, comme on l’apprend dans l’épisode de la Genèse où Jacob voit la fameuse échelle qui va de la terre au ciel. Un épisode qui se termine avec cette exclamation de Jacob : « Vraiment, c’est le SEIGNEUR qui est ici et je ne le savais pas ! »

Alors, vous m’excuserez cette petite digression géographique qui sème le doute sur l’itinéraire des disciples. Mais je crois que le flou autour de la destination n’est pas anodin.

Vous qui marchez sur le chemin de Saint-Jacques, ou en direction de Rome, de Jérusalem ou de tout autre lieu, vous savez l’importance d’une préparation minutieuse. Qui n’évite évidemment pas les aléas, mais qui aide. Quand on est pèlerin, savoir où l’on va semble être la moindre des choses.

Amwas ou Oulammaous, nous ne savons pas où allaient les deux disciples. Mais peut-être n’est-ce pas plus grave que cela, sauf si nous voulons mettre nos pas très exactement dans les leurs.

Au soir de Pâques, Cléopas et son compère anonyme n’étaient pas des pèlerins initiant un nouveau parcours géographique.

S’ils étaient des pèlerins, c’étaient des pèlerins du cœur et de l’âme. Très probablement en train de rentrer chez eux après la terrible déconvenue vécue à Jérusalem.                                                                                                    

Ils avaient parié sur Jésus. Ils avaient tout lâché pour le suivre. Ils avaient consenti à des sacrifices, s’étaient éloignés de leurs familles, avaient adopté la marche comme style de vie. Ils attendaient un Messie victorieux. Voilà que leur héros avait été crucifié et que celles et ceux qu’on avait vus en sa compagnie étaient menacés tant par l’occupant romain que par les autorités religieuses juives.

Leur incompréhension n’a d’égale que leur tristesse. Du coup, au soir de Pâques, ils n’ont pas le pas léger que l’on pourrait imaginer avec le recul qui est le nôtre. Ils ne fanfaronnent pas ni ne chantent des hosannas ou autres gloria.

Au contraire. Leurs pas sont lourds. Leur désarroi infini. Leur état d’esprit rejoint celui de tous nos mauvais jours. Et si l’un d’eux reste anonyme, c’est d’ailleurs peut-être bien pour faciliter notre capacité à nous reconnaître en lui.

Même si c’est un brin inconfortable, j’apprécie qu’on ne sache pas précisément où ils allaient. Et je garde à l’esprit qu’Oulammaous-Louz, c’est là où Jacob s’est écrié : « Vraiment, c’est le SEIGNEUR qui est ici et je ne le savais pas ! »

Dans l’un et l’autre de ces récits bibliques, nous sommes dans un contexte de révélation. De mise en évidence de la présence de Dieu dans nos vies. Alors même qu’on a parfois l’impression qu’il en est absent. Songez à tous les instants de doute qui nous font chanceler.

« Emmaüs, comme le disait l’une de mes collègues, c’est l’apprentissage de l’invisible ». Du non palpable, étrangement si réel.

Être sur le chemin d’Emmaüs, c’est cheminer avec cette grâce invisible, qui se livre à travers la parole, à travers quelques signes ordinaires comme un geste d’hospitalité, un repas partagé, une discussion qui nous fait sortir de soi, une rencontre qui nous aide à formuler notre témoignage, et qui nous redonne élan.

Au moment de la rencontre, les disciples sont trop enfermés dans leur deuil, dans leur tristesse, pour être sensibles à la présence de Dieu agissant dans leur vie, pour réaliser la présence du Christ à leurs côtés.

Leurs yeux sont empêchés de le reconnaître. Leur intelligence est comme anesthésiée, incapable de la moindre vivacité… leur cœur est lent à croire.

Pour déverrouiller leur être, le Christ va devoir ouvrir une brèche et leur faire faire un voyage qui leur permettra de franchir la distance qui les sépare d’une autre réalité que celle que leurs 5 sens leur permettent d’atteindre.

Au moment où les disciples reconnaissent Jésus, Jésus disparaît…Dommage, diront certains.

… Mais il peut partir à ce moment-là, il peut s’en aller. La rencontre a eu lieu.

Désormais, ce n’est plus ce qu’ils savent ou croient savoir sur Jésus qui fait vivre Cléopas et son ami, c’est leur rencontre avec le Ressuscité.

Et cela, grâce à un geste de communion, le partage du pain, qui leur a rappelé le dernier geste de Jésus avant sa mort. « Faites ceci en mémoire de moi ». Rien que ce geste, un geste ordinaire, qui entoure un repas quotidien.

Ce seul geste les relie au passé et les propulse dans l’avenir. Avec une confiance renouvelée.

Vous qui marchez savez combien les gestes d’accueil sont des signes de salut.

Nous qui croisons des hommes et des femmes en marche, nous serions bien inspirés d’apprendre ces mêmes gestes pour incarner l’invisible présence de Dieu dans le monde.

Car notre monde et ses habitant.e.s ont besoin d’espérance. Et c’est bien par des gestes concrets que l’espérance se dit. Qu’elle se vit.

Amen