Prédication du 26 mars: Souffrir, à quoi bon?

 

Alors que la mode nous pousse à utiliser le terme de « carême » pour évoquer le temps liturgique que nous vivons. J’aime celui de « Passion » qui est d’une richesse infinie.

 

À strictement parler, le carême dit le temps qui passe. C’est la contraction du latin « quadragesima dies » : les 40 jours, hors dimanches, qui mènent du mercredi des cendres à Pâques.

 

La Passion, pathos en grec, passio en latin, convoque d’abord souffrance. Et Dieu sait que Jésus a souffert en fin de vie.

 

Mais en français, la signification de ce mot s’est diversifiée dès le 13ème siècle.

 

De la souffrance physique toujours subie, de la souffrance psychique généralement ressentie, ce mot nous emmène désormais aussi dans les registres des sentiments, des émotions, de l’amour, de la flamme, de l’inclination, de l’appétit.

 

Or, il y a de tout cela dans la vie de Jésus. Jusque dans sa Passion et les différentes annonces qu’il en a faites, dont celle que nous venons de réentendre.

Alors, en reprenant la trame de ce récit, je vous propose de nous arrêter sur 3 points qui déclinent, chacun, une forme de passion.

 

  • Tout d’abord, l’interdiction faite aux disciples de confesser publiquement que Jésus est le Messie.
  • Ensuite, l’annonce de la souffrance à venir, qui semble aller tellement de soi qu’aucune alternative pour y échapper n’est évoquée.
  • Enfin, la brusquerie avec laquelle Jésus reprend Pierre lorsqu’il lui dit : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute. »

 

Pour commencer donc, un motif que l’on retrouve plusieurs fois dans les évangiles : cette insistance de Jésus à refuser toute déclaration de foi publique de la part de ses proches.

 

C’est surprenant. Pour nous, c’est même contradictoire : comment proclamer l’évangile dans le monde, si on ne peut pas dire que Jésus est le Christ ?

 

En lisant attentivement le récit, on constate qu’il y a en fait une démarche en deux temps :

  1. Jésus demande à ses disciples ce que les gens disent de lui ;
  1. il les questionne personnellement : et vous, « qui dites-vous que je suis ? »

 

Cette deuxième question visant à déterminer qui il est, pour chaque disciple.

 

Pierre, le premier, répond spontanément « Tu es le Christ » et Jésus l’en félicite. Mais il faut bien noter que cette confession de foi est adressée à Jésus et à personne d’autre.

 

Le silence ensuite exigé par Jésus vis-à-vis du reste du peuple, peut donc être interprété comme une mise en garde contre notre propension toute humaine à vouloir imposer à autrui ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui est vrai, pour nous.

 

Avec cette interdiction, Jésus nous invite à distinguer une confession de foi, personnelle ou communautaire, d’un discours prononcé urbi et orbi.

 

La confession de foi est un acte de reconnaissance, de confiance. Elle peut certes contenir quelques certitudes. Mais elle n’est pas d’abord « un savoir sur quelqu’un » que l’on expose, fût-ce brillamment, faisant de ce quelqu’un, un objet d’étude plus qu’un sujet de relation.

 

Il nous arrive souvent de prendre la place de Dieu en révélant ce que l’on croit être le salut pour l’autre.

 

Il est des savoirs qui, même s’ils sont parfaitement exacts, empêchent les autres d’avancer parce qu’ils ne s’y reconnaissent pas pleinement. Ces savoirs deviennent alors des clés qui, au lieu d’ouvrir la réflexion, la ferme, la fige.

 

Une bonne clé, permet d’ouvrir les autres à un questionnement de plus en plus profond sur ce qu’est le Christ pour eux, ce qu’ils attendent de lui, ce qu’il a déjà réalisé en eux…

 

Comme le dit mon collègue Marc Pernot, il y a autant de différence entre le savoir sur le Christ et la vie qu'il donne qu'entre une photo de gâteau et le fait de manger le gâteau. »

 

Fondamentalement, Jésus nous invite à manger le gâteau. Il veut susciter une relation vivante, goûteuse et unique entre lui et chacun de nous.

 

Nous passons maintenant à l’annonce de la souffrance à venir : « À partir de ce moment, Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter. »

 

Alors, bien sûr que pour ressusciter, il faut mourir. Mais en entendant ces paroles, on peut avoir l’impression que la souffrance est un but en soi. Qu’elle est un passage obligé pour espérer une vie en plénitude.

 

Et de fait, au cours de l’histoire, nombre de discours exaltant la souffrance ont vu le jour. Tentant de faire croire que le christianisme était une ode au dolorisme.

 

Dans la réalité, c’est tout l’inverse.

La vie même de Jésus est un contre-exemple à toute idéalisation de la souffrance, du martyre, de la contrition, du non-plaisir ou de l’ascèse.

 

Si on reprend la béatitude sur laquelle a prêché Jean-François Ramelet au début du mois, « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés »… on voit bien que la souffrance n’est pas une fin en soi, puisque ceux qui pleurent, et donc souffrent d’une manière ou d’une autre, sont appelés à être consolés.

 

La souffrance n’est donc pas une fin en soi. Par contre, toute souffrance a une fin. La nuance est de taille.

 

Quand Jésus annonce qu’il va souffrir, la véritable question est la suivante : annonce-t-il qu’il va souffrir parce que c’est bon de souffrir ? Ou parce qu’il ne se fait pas d’illusions sur les humains ?

 

Avec d’autres je penche pour cette deuxième hypothèse. Jésus sait nos limites, notre fragilité, notre finitude, notre capacité à faire le mal. Il ne se leurre pas sur ce qui l’attend.

 

Il ne cherche pas non plus à l’éviter.

Il assume. Il prend sur lui. Il consent. Car il sait qu’ainsi, il incarnera non pas un Dieu qui se munit d’une baguette magique pour soustraire l’humain à la réalité. Mais un Dieu qui est aux côtés de l’humain dans tout ce qu’il traverse.

 

Et c’est bien pour cela qu’il réplique si sèchement à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

 

Pierre est touchant. Il voudrait juste éviter le pire à Jésus.

 

« Retire-toi ! Derrière moi… » Ce sont les mêmes mots que Jésus avait adressés à Satan lors de l’épisode des tentations dans le désert.

 

Cette similitude met le doigt sur le fait que la “touchante“ attitude de Pierre équivaut, dans le fond, à celle du diable.

 

Penser que Dieu puisse empêcher la suite de l’histoire est diabolique, dans le sens grec de ce mot qui veut dire “ce qui divise“.

 

Est diabolique tout ce qui divise, tout ce qui sépare l’humain du réel et de l’histoire.

 

Pierre rêvait d’une théologie de la toute-puissance qui permettrait de sauter à pieds joints sur la souffrance et le mal.

Jésus lui oppose une théologie de l’incarnation.

 

Penser que Dieu puisse empêcher le malheur d’arriver, qu’il puisse stopper une guerre, faire cesser les famines, c’est irresponsable. Et c’est criminel à l’égard de celles et ceux qui sont victimes de ce genre de contre-vérité.

Nos vies comportent toutes leurs lots de douleurs et d’évènements non désirés. Par son attitude, Jésus nous encourage à faire face, même en tremblant, même fragilement. Il nous encourage à faire face plutôt qu’à fantasmer une réalité qui n’est pas.

Pas de recette miracle pour cela. Mais, une fois encore, la certitude que nous ne sommes pas seuls.

Dieu est avec nous. Présence invisible mais incroyablement palpable. Présence qui, par ailleurs, se reflète dans nos visages et se concrétise par nos gestes.

 

Amen