Prédication du 19 février: Voyage au bout de la tentation

Voyage au bout de la tentation.

Ce matin, deux récits. Deux récits qui évoquent chacun, à leur manière, une image un brin dérangeante de Dieu.

Nous aimons l’image d’un Dieu qui accompagne, qui se soucie, aime, bénit… Or, dans l’épisode de Job, nous le découvrons qui s’entretient très librement avec celui qui est présenté comme « L’Adversaire » ou « l’accusateur » suivant les traductions.

Et quelle est son activité, à cet Adversaire ? Et bien, c’est une sorte d’enquêteur qui se balade sur terre, rôde, observe, puis rend compte à Dieu de ce qu’il voit… Ce pourrait être objectif et simple comme travail : regarder, puis raconter.

Mais à côté de cette activité, l’Adversaire remplit dans le récit de Job un rôle, une fonction. Celle d’un insinuateur“ de doutes.

Insinuer le doute. C’est d’une perversité folle. Lors d’un procès, ou d’une audience pour reprendre les termes bibliques, un avocat ou un procureur est au moins supposé énoncer des faits, décrire une situation en s’appuyant sur des éléments tangibles.

Dans notre récit, l’Adversaire ne fait rien de tel. Il ne conteste objectivement ni le service, ni la piété, ni la justice de Job. Il ne l’accuse pas de crimes ou autres délits.

Il interroge la valeur de sa conduite.

Il insinue, puisque c’est là sa fonction, il insinue que Job, par son obéissance, pourrait avoir un intérêt inavoué, une sorte d’agenda caché. D’où sa question : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? »

Plutôt que d’ignorer la question, en l’entendant la question, Dieu choisit de soumettre Job à un pari tout à la fois surhumain et inhumain. La suite, on s’en souvient. Au moins dans les grandes lignes. Job perd tout. Ses biens matériels d’abord, puis ses troupeaux, ses fils, enfin. Et ses amis, quand ils le rejoignent pour être auprès de lui, développent des discours pour le moins douteux.

Quant à Jésus, le récit nous précise, là encore, que c’est bien l’Esprit qui l’envoie au désert pour y être tenté par le diable. L’Esprit, avec un E majuscule, donc Dieu.

La question est donc : pourquoi de telles impulsions du Très-Haut ? Pourquoi Dieu soumet-il l’humain à la tentation ? Et ce n’est pas le fait d’avoir changé notre manière de prier le « Notre Père » qui va modifier cet état de fait…

Pourquoi l’être humain est-il soumis à la tentation ? Parfois par Dieu lui-même ?

Il n’y a sans doute pas une réponse unique à cette troublante question. Mais la première des tentations de Jésus au désert nous offre une piste de réflexion intéressante.

Cette première tentation, on pourrait la qualifier de matérialiste. Il s’agit de transformer des pierres en pain… Après 40 jours de jeûne, c’est bien essayé de la part du diable.

Mais Jésus lui réplique en se plongeant dans sa tradition. Il choisit de mettre la parole du diable en concurrence avec la parole d’un autre texte de la bible juive qui, en l’occurrence, précise que « l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu. »

Là où le diable vise l’immédiateté d’une réponse qui peut paraître comme une solution évidente, manger du pain après 40 jours de jeûne, Jésus dévie en corner. Il invite à prendre du recul malgré l’urgence. Il ne cède pas à ce que d’aucuns appelleraient aujourd’hui « le tout, tout de suite ».

Ce faisant, il nous signifie que le sens de notre vie, parfois, nous échappe.

Qu’il y a des épreuves que nous goûtons peu et dont nous nous passerions volontiers. Mais que, par beau temps comme au cœur de la tempête, le sens de notre vie n’est pas donné dans ce que nous possédons immédiatement, que ce soit des pierres ou du pain.

Le sens de notre vie est donné par cette Parole de Dieu qui, de l’extérieur, vient tour à tour nous nourrir, nous féconder, nous déstabiliser, nous inconforter, nous réconforter...

Il n’y a pas de sens à vivre pour ce que l’on possède ou ce que l’on croit posséder. Le sens, c’est Dieu qui le donne. Parfois précisément en nous décentrant de nous-mêmes quitte à nous conduire momentanément en terres hostiles.

D’ailleurs, et même si cela semble paradoxal, c’est bien parce que le sens de sa vie lui est donné par Dieu que Job, puis Jésus, et à sa suite tous les chrétiens continuent, que nous continuons de nous adresser à Dieu en personne y compris pour lui demander de nous éviter la tentation.

Lorsque nous prions : « Ne nous soumets pas, ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal », nous demandons fondamentalement à Dieu de ne pas nous inciter à désespérer de Lui. Mais à oser toujours l’interpeler, quand bien même nous avons l’impression qu’il s’est absenté de notre univers ou de notre histoire personnelle.

Prier « ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal », c’est ne jamais cesser d’en appeler à Dieu, y compris quand on le met en cause.

Une des grandes tentations des Églises, aujourd’hui, c’est de désespérer. Au sens très large du terme. Parce que rien n’est plus comme avant. Parce que nos communautés s’étiolent. Parce que le monde autour de nous semble penser que vivre sans Dieu, c’est possible ; et peut-être même profitable si l’on songe aux dérives de certains mouvements, dans toutes les religions, qui invoquent leur Dieu pour justifier le mal qu’ils commettent.

En réponse à cela, j’ai envie de dire que s’il ne devait y avoir qu’une seule raison de continuer à confesser l’existence de Dieu, et de nous réunir pour le prier, le chanter, le louer, c’est que nous avons à en témoigner dans notre société.

Non dans l’idée de forcer les autres à croire de la même manière que nous. Mais parce que croire en lui, s’inspirer des exemples que la tradition biblique nous donne, c’est apporter de l’humanité au cœur du monde.

Croire en Dieu et le confesser, c’est déposer au creux du monde de l’amour, de l’attention, une capacité de réflexion éthique, un encouragement au dialogue, une cohabitation dont l’important n’est pas tant qu’elle soit harmonieuse mais féconde. C’est pour cela que la foi en Dieu est déterminante et que nos doutes ne devraient pas nous empêcher d’œuvrer dans ce sens.

Finalement, je relève que chacune des trois tentations de Jésus, au début de son ministère, trouve un écho plus loin dans sa vie.

Aujourd’hui face au tentateur il dit, « je ne changerai pas des pierres en pain… » demain devant la foule affamée il dira à ses disciples « donnez-leur vous-mêmes à manger. »

Aujourd’hui, face au diable, au diviseur, il réplique « je ne me jetterai pas du faîte de ce temple… » demain, avant son dernier repas, il s’agenouillera à même le sol pour laver les pieds de ses disciples indiquant la voie du service, non celle de la servitude.

Aujourd’hui, il refuse de régner sur les royaumes qui s’étendent à ses pieds, demain, dans le jardin il dira à son Père « non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. »

Avec les tentations du Christ au désert, comme avec Job, nous apprenons que, même s’il nous soumet à la tentation, c’est en plaçant notre confiance en Dieu, que nous pouvons résister à ce tiers pernicieux que sont les tentations.

Les tentations, des tentations, nous n’y échapperons pas. Parce que nous sommes des créatures avec des limites, des désirs, des frustrations ; des envies de dépasser ces frustrations.

Les tentations, nous n’y échapperons pas, mais nous pouvons y résister ; en gardant à l’esprit la confiance et l’entêtement de Jésus, de Job avant lui.

Nous y résisterons aussi en nous souvenant qu’en fin de compte, le salut ce n’est pas l’histoire de l’homme se faisant Dieu ; mais l’histoire de Dieu qui se fait homme.

Amen