Prédication du 18 juin, "Un pas vers celles et ceux qui ont tout risqué pour arriver jusqu'à nous"

Je commence par une citation :

 

« Regarde-les donc bien ces apatrides, toi qui as la chance de savoir où sont ta maison et ton pays (...). Regarde-les bien ces déracinés, toi qui as la chance de savoir de quoi tu vis et pour qui, afin de comprendre avec humilité à quel point le hasard t’a favorisé par rapport aux autres. Regarde-les bien, ces hommes entassés à l'arrière du bateau et va vers eux, parle-leur, car cette simple démarche, aller vers eux, est déjà une consolation. »

 

Stefan Zweig, Voyages

 

Cette citation se trouve sur le site internet de l’Association Nela, dans la présentation de l’exposition qui est ici encore aujourd’hui.

Cette citation m’amène à vous dire merci d’être là ce matin, Dimanche des Réfugiés, et accompagnés de l’exposition. Merci d’être là, prêts à ouvrir vos cœurs et vos oreilles à des destins différents, douloureux, qui nous ébranlent. Des destins migratoires, dont 29’000 ont chaviré au cœur de la mer, depuis 2014.

 

Ces destins ont été marqués d’une nécessité impérieuse de se déplacer, nécessité que nous trouvons également dans l’histoire de Ruth et celle de la fuite en Egypte.

 

Dans le récit de Ruth j’ai été frappée par l’insistance qu’elle met à suivre sa belle-mère, c’est-à-dire entreprendre une migration. Quitter son peuple, son pays, ce qu’elle connaît, pour risquer le voyage dans un pays qu’elle ne connaît pas, aux côtés d’une femme âgée et fragilisée par les deuils vécus dans le premier exil. Le texte nous en dit peu sur le pourquoi de l’insitance de Ruth, sinon que le projet migratoire est suffisamment impérieux pour qu’elle n’en démorde pas, et qu’elle finisse par convaincre sa belle-mère.

 

J’ai été frappée aussi de l’amertume exprimée par Noémi. Ainsi peut-il en aller d’un trajet migratoire : mû par l’espoir ou la nécessité, va-t-on trouver ce que l’on espère ? Ou perdre beaucoup ? Voire tout ?

 

Lorsque nous avons visité l’exposition de Nela avec des bénévoles de Point d’Appui, il y a eu cette question : «les risques du voyage sont maintenant connus, de part et d’autre de la Méditerrannée… Pourquoi les prendre ?» La réponse est tombée, par l’un des témoins, survivant d’une longue traversée, qui était là avec nous : «Il n’y a pas le choix. Rien n’est pire que l’insécurité au quotidien en Afghanistan. Être aux aguets chaque nuit en redoutant que quelqu’un entre pour tuer ma femme ou mes enfants. Ne plus voir d’avenir. Alors oui on connaît le risque du voyage, mais les choses sont claires : soit tu y arrives et tu vis, sois tu meurs et c’est fini.»

 

Dieu disait à Moïse : «Voici je mets devant toi la vie et la mort, le bonheur et le malheur. Choisis la vie!». C’est ce que fait Joseph, quand il se met en route pour sauver la vie de l’enfant. Il y avait aussi un risque à parcourir ces centaines de kilomètres à dos d’âne au-travers du désert. Il l’a pris, et cela leur a réussi.

«Choisis la vie !» C’est ce qu’ils et elles ont fait, ce qu’ils et elles font, toutes celles et ceux qui sont montés sur des bateaux. Ils ont choisi la vie. Toutefois les circonstances dans lesquelles ils et elle ont fait ce choix impliquait de grands risques. C’est cela qui hélas fait que parfois, le voyage tourne à la tragédie : «Une voix dans Rama se fait entendre. Des pleurs et des lamentations : c’est Rachel qui pleure ses enfants. Et elle ne veut pas être consolée, parce qu’il ne sont plus».

 

Combien de mères, de l’autre côté de la Méditerrannée, qui pleurent leurs fils, leurs filles, leurs petits enfants…

 

Or voyez-vous, ce qui me révolte, dans l’Evangile comme au travers de la Méditerrannée, c’est que ces morts ne sont pas le seul fait de la fatalité ou de la malchance, du mahleur.

 

Dans l’Evangile comme au-travers de la Méditerrannée, les tragédies arrivent notamment parce qu’il y a des tyrans, des personnages qui exercent leur pouvoir sans se soucier de la vie de gens, tout comme Hérode aveuglé par sa jalousie. Et qui tuent. Il y a des violences d’État, des violences exercées par le pouvoir, qui contraignent à l’exil pour sauver sa vie. Là-bas des tyrans qui volent la liberté, l’éducation, la vie des gens, comme en Afghanistan ou en Erythrée, par exemple.

 

Et de ce côté-ci de la Méditerrannée… il n’y a pas de tyrans, mais que se passe-t-il ? Je trouve que Pierre Bühler, professeur de théologie aujourd’hui retraité, dit ce qu’on doit entendre encore aujourd’hui, dans cette «lettre à son petit-fils» publiée en 2016 :

 

 

Cher C.,

Avec tes bientôt deux ans et demi, tu n’es pas encore en mesure de lire cette lettre. Pourquoi, dès lors, te l’écrire? Tu la liras plus tard, peut-être, et elle me permettra alors de mieux te répondre, le jour où, devenu adolescent ou même adulte, tu me demanderas: «Grand-père, pourquoi, dans les années de mon enfance, avez-vous laissé mourir autant d’êtres humains dans la Méditerranée? Autant d’enfants qui, souvent, avaient mon âge et qui, avec leurs parents, tentaient de fuir les horreurs de la guerre, de la dictature, des exactions, et qui ont fini noyés au fond de la mer?»

Je le sais déjà, je serai très emprunté, muet probablement. Et je pourrai alors te montrer cette lettre, pour me donner un peu de temps pour réfléchir à une réponse honnête, franche. «Tu sais, c’était ahurissant, paralysant, ces chiffres astronomiques. 800 par semaine, parfois, ou 350 en un week-end, 2500 en quelques mois! Il fallait résister intérieurement pour ne pas se laisser abattre. Et que faire contre l’indifférence des gouvernements européens qui se contentaient de renforcer leur forteresse-Europe, qui, partout, érigeaient des murs et des barbelés, qui ne parvenaient jamais à s’entendre sur une politique d’accueil digne de ce nom? Ces gouvernements qui refusaient obstinément d’envisager la seule solution envisageable, celle d’une entrée légale! Même la population suisse a accepté sans sourciller de supprimer la possibilité de déposer des demandes d’asile dans les ambassades, ce qui aurait pourtant évité bien des drames. Tu sais, avec beaucoup d’autres, qui se sentaient citoyens responsables, nous avons tenté de réagir, de faire ce que nous pouvions, avec nos forces limitées, sans capituler.»

Et j’essaierai de te parler de ces hommes et femmes qui ont interrompu leur carrière et acheté un bateau, pour sillonner sur la mer Méditerranée, à la recherche d’embarcations en perdition. Je te parlerai de ce prêtre érythréen établi en Suisse qui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, attendait les messages de détresse sur son portable pour les relayer à des bateaux susceptible de secourir. Je te parlerai de la maire de l’île de Lampedusa qui a tenté d’ébranler les gouvernements européens en leur parlant du cimetière de l’île qui devenait bien trop petite et en leur demandant un télégramme de condoléances pour chaque mort repêché et enterré sur son île.

Et je te montrerai peut-être mon dossier de photos et de dessins de presse consacrés au petit kurde Aylan Kurdi, trouvé mort sur une plage de Turquie à peu près à ton âge et devenu le symbole criant de tous les enfants migrants perdus dans la mer Méditerranée.

Puis je t’inviterai peut-être à écouter ensemble la chanson «Epilogue» de Jean Ferrat:
«Songez qu’on n’arrête jamais de se battre et qu’avoir vaincu n’est trois fois rien
Et que tout est remis en cause du moment que l’homme de l’homme est comptable
Nous avons vu faire de grandes choses, mais il y en eut d’épouvantables
[…]
Je ne dis pas cela pour démoraliser. Il faut regarder le néant
En face pour savoir en triompher. Le chant n’est pas moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines
[…]
Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se tait
Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue»

Mais je le sais déjà, j’aurai honte et je te demanderai pardon.

Ton grand-père

 

 

Je ne veux pourtant pas en rester là. Je crois que nous pouvons et devons ne pas en rester à la honte ou essayer de ne plus y penser. Nous avons le trésor biblique, et par là déjà nous savons que la migration devient une nécessité impérieuse dans certaines circonstances. Par là nous savons que la condition d’émigré a besoin d’être comprise, «Souviens-toi que toi-même tu étais exilé en Egypte», et nous avons la ligne de conduite : «Quand un émigré s’installera chez toi, tu l’aimeras comme toi-même» dit le Lévitique. Nous avons les outils : «Pratiquez l’hospitalité, car certains, sans le savoir ont accueilli des anges». Dans ce trésor biblique, je trouve la compréhension, la reconnaissance de la personne migrante comme une égale, et l’hospitalité comme outil, comme le lieu où se noue le dialogue, où se vit la compréhension mutuelle et où peuvent naître les idées et les actions un peu concrètes pour servir l’horizon d’une vie pacifiée, des deux côtés de la Méditerrannée.

 

Il y a différentes manières de vivre l’hospitalité. En accueillant quelqu’un chez soi, bien sûr, et toute proposition d’hébergement sera bienvenue car le Canton a de nombreuses personnes à accueillir, donc si vous avez des idées.

On peut aussi démarrer un parrainage, c’est-à-dire se rendre disponible pour des rencontres avec une personne ou une famille réfugiée afin de la soutenir dans son intégration. Par du bénévolat à Point d’Appui.

 

Mais déjà tout simplement l’hospitalité dans sa tête et dans son coeur. En vivant un dimanche des réfugiés, en visitant l’exposition de Nela, et écoutant des témoignages, en rencontrant des personnes qui ont vécu la traversée, vous pouvez devenir des ponts, des témoins à votre tour auprès de votre entourage de ce regard biblique, informé et bienveillant sur celles et ceux qui ont tout risqué pour venir jusqu’à nous. Et ainsi porter l’espoir, et la nécessité, de considérer les choses autrement et de choisir la vie dans notre accompagnement des migrations.

 

Merci d’être là. Merci d’avoir écouté. Merci d’avance de dialoguer encore après. Merci pour choisir ensemble la vie.

 

Amen

 

 

Appel des Eglises chrétiennes et de la communauté juive pour le Dimanche des réfugiés et le Shabbat des réfugiés 2023,
les 17 et 18 juin 2023

Chaque petit pas compte

« Beaucoup de petites personnes dans beaucoup de petits endroits, qui font beaucoup de petits pas, peuvent changer la face du monde. » (Stefan Zweig, 1881–1942, écrivain autrichien).

Chaque jour, les médias nous abreuvent de nouvelles de conflits armés, comme en Ukraine. Personne ne sait combien de temps ce dernier va encore durer. À cela s’ajoutent la détérioration des conditions de vie, la famine et les crises humanitaires dans des pays comme l’Afghanistan, l’Éthiopie, l’Iran, la Somalie et la Syrie, pour ne citer que quelques exemples. En conséquence, de plus en plus de personnes se voient contraintes de quitter leur pays d’origine, leur famille et tous leurs biens et de prendre la fuite. Il n’est pas rare qu’elles empruntent des chemins dangereux pour leur vie et qu’elles aient recours à des passeurs auxquels elles sont livrées sans protection. Ce flot de nouvelles et de destins provoque en nous un sentiment d’impuissance et de dépassement. Que pouvons-nous faire en tant qu’individus pour atténuer ou résoudre ces problèmes ?

Il peut sembler que nous ne puissions pas faire grand-chose en tant qu’individus face à des problèmes et des situations d’urgence de plus en plus importants : par exemple, un don à une organisation qui s’engage en faveur des personnes en fuite ou qui cherche à améliorer les conditions de vie dans le pays d’origine de nombreuses personnes fugitives, de sorte qu’une fuite ne soit même pas nécessaire ; le soutien d’une famille voisine qui a récemment fui en Suisse et pour laquelle la gestion du quotidien et l’intégration dans un pays étranger avec une langue étrangère représentent un grand défi ; notre engagement dans la politique et la société pour que les droits de tous les êtres humains soient respectés dans notre pays, indépendamment de leur origine, de leur religion et de leur statut de séjour ; un mode de vie conscient qui préserve les ressources de cette terre et contribue ainsi à ce qu’elle reste un lieu où il fait bon vivre pour le plus grand nombre ; un regard amical qui fait comprendre à notre interlocuteur qu’il est précieux et respecté.

Ce sont peut-être des petits pas. Et pourtant, chaque engagement en vaut la peine. En effet, même si chacune et chacun fait un petit pas, nous parviendrons ensemble à faire quelque chose de décisif pour rendre notre pays et ce monde plus accueillants pour tous les êtres humains et pour l’ensemble de la Création. Enfin, un tel engagement correspond également à la tradition humanitaire de notre pays et à nos valeurs en tant qu’Églises chrétiennes et
communauté juive. Selon la tradition judéo-chrétienne, tous les êtres humains trouvent leur origine en Adam, pour ainsi dire l’être humain originel. C’est lui que Dieu a créé à son image. Ainsi, devant Dieu, tous les êtres humains sont égaux et tous ont la même dignité, indépendamment de leur sexe, de leur origine, de leur nationalité et de leur religion. Cette dignité donnée par Dieu doit être respectée et défendue, quelles que soient la situation et les circonstances, notamment vis-à-vis des personnes en fuite qui cherchent refuge chez nous et qui sont particulièrement vulnérables dans cette situation d’exception. Faisons donc dès aujourd’hui le prochain petit pas vers un environnement plus propice à la vie pour les personnes d’ici et du monde entier.

Rita Famos, Présidente
Église évangélique réformée de Suisse EERS

Mgr Felix Gmür, Président
Conférence des évêques suisses

Harald Rein, évêque
Église catholique-chrétienne de la Suisse ECCS

Dr Ralph Lewin, Président
Fédération suisse des communautés israélites