Prédication du 14 février par Diane Barraud, pasteure

Où il est question d' alliances imprévues, nouvelles et renouvelées. Tissées dans le respect des personnes, en tenant compte du cadre social existant tout en le faisant bouger un peu. D'après Ruth 1 et Luc 8:  19 à 21
 
Noémi a connu bien des vicissitudes. Poussée par la faim, elle devient migrante avec son mari et ses deux fils. Quelques années plus tard, esseulée par les deuils, elle migre à nouveau, dans l’autre sens. Amère.
 
Tout d’abord donc une famille poussée à la migration, tout simplement parce que le pain manque. Une migration par nécessité économique, racontée comme ça, sans jugement. Ça fait du bien.
C’est la famille d’Elimélek qui migre de Bethléem au pays de Moab. Une famille, telle que décrite ici, c’est une alliance entre Elimélek et Noémi qui ont décidé de partager leur existence, selon les codes en vigueur à l’époque comme le laissent entendre les détails de la suite du récit, et deux fils sont nés de leur union. Hélas cette alliance est tôt bousculée pour Noémi et ses fils, par le décès d’Elimélek. Et les autres liens, les autres alliances au sein du clan, sont perdues du fait de l’exil.
 
Ça me touche, en pensant aux personnes que nous accueillons en bas de la colline, que le destin de cette famille en exil soit raconté. Il faut se rendre compte combien de liens et d’alliances sont chahutés, distanciés, rompus dans un exil. Parfois par choix, parfois par contrainte, parfois on n’avait pas mesuré le poids de ces ruptures avant de partir. Parfois on avait pensé que ce serait seulement pour un temps, et voilà qu’après 8 ans femmes et enfants n’ont toujours pas pu rejoindre le mari et père, alors même que lui, avec son pauvre permis F, n’est pas autorisé à quitter la Suisse sous peine de n’y être plus admis.
Vous voyez à quel point il est important, en exil, de trouver des liens, de nouvelles personnes avec qui cheminer. De petites alliances de soutien, de solidarité, d’amitié, passagères ou durables, mais sans elles, c’est l’abîme.
 
Il en va de même pour Noémi. Dans la vie qui continue, de nouvelles alliances voient le jour par le mariage des deux fils avec des femmes du pays de Moab (de nouveau, ces mariages sont évoqués sans jugement. Ça fait du bien). Hélas encore, les deux hommes meurent. « Noémi, cette femme, resta sans ses deux enfants ni son mari » nous dit le texte. Comme si il n’y avait plus que des manques autour d’elle, plus que du vide. Plus d’alliance. Et on comprend qu’elle puisse ressentir cela.
 
Pourtant, le texte ne s’arrête pas là, comme la vie. Dans la suite du récit, il y a du monde autour de Noémi. On nous parle des deux belles filles, et du Seigneur. Noémi a foi dans le Seigneur, dont elle a entendu « qu’il s’est occupé de son peuple pour lui donner du pain ». Alors elle repart. Voici que l’alliance de Dieu, sa fidélité confessée, reprend de l’importance dans ce vide et remet en route l’existence de Noémi. Ce n’est toutefois pas encore l’alliance heureuse. A son arrivée, Noémi dira aux gens de son village qui l’accueillent : « Ne m’appelez pas Noémi, c’est-à-dire ma délicieuse, agréable. Appelez-moi Mara, c’est à dire amère, car le Puissant m’a rendue amère à l’extrême. C’est comblée que j’étais partie, et démunie que me fait revenir le Seigneur ». Pour Noémi, oui, Dieu est fidèle dans son alliance, oui, il agit, et elle lui attribue le salut : le pain procuré au peuple. Mais elle lui attribue aussi le pire : la perte de son mari, puis de ses fils, la rupture des alliances fondamentales qui la faisaient vivante.  Noémi vit l’alliance avec Dieu au plus près de son existence. A ce moment du récit c’est la seule qui lui reste, elle s’en trouve maintenue en vie et remise en route, mais pas encore consolée.
 
Mais Orpa et Ruth, sont néanmoins avec Noémi. L’interaction entre ces trois femmes  nous est racontée avec bien plus de détails que ce qui précède. Noémi manifeste dans ses paroles le besoin de clarifier les alliances à son départ. Pour elle, Orpa et Ruth ne semblent plus vraiment dans son cercle, où elles étaient par les maris, et doivent donc retourner à leur alliance première avec leurs familles et leur peuple de naissance. Noémi reconnaît la solidarité, la loyauté, la fidélité avec lesquelles elles se sont comportées envers elles depuis le décès des hommes. Elle leur souhaite du bien et a une idée assez précise de ce qu’il leur faudrait pour cela : un mari, un point c’est tout. Et comme elle ne peut pas le leur donner, il faut qu’elles aillent voir ailleurs. CQFD.
La vision de Noémi n’a rien d’étonnant dans son contexte, l’alliance du mariage se basant éventuellement sur de l’amour, on l’espère (le Cantique des Cantiques vient juste après), mais surtout sur une structure sociale et des représentations qui mettent en place une grande dépendance entre les époux – pour la subsistance économique et, pour la descendance, gage de dignité.
 
[De nos jours en Occident, au prix de longues luttes, les choses ont un peu bougé. Le mariage est un choix plus libre, chacun-e ayant davantage la possibilité d’assumer sa survie économique, au besoin avec une solidarité sociale. Les représentations ont évolué aussi, pour avoir le droit de penser que l’ont peut être un homme ou une femme accompli-e dans célibat comme dans le couple, marié ou non-marié, avec ou sans enfants. L’égalité des droits au sein du couple a progressé ainsi que le droit de former un couple homosexuel. C’est la vision sociale dominante par chez nous aujourd’hui, qui me convient personnellement, bien que je n’ignore pas qu’elle suscite des débats. Cela n’est pas étonnant : quant on parle du couple et du mariage, on parle de l’une des alliances les plus déterminantes dans notre humanité, depuis toujours. Alliance dans laquelle se joue une part importante de la vie des personnes alliées, de leurs enfants, de leurs proches, quelles que soient les époques et les représentations. Les enjeux affectifs, relationnels, de développement liés au couple restent toujours aussi délicats, le couple a toujours une dimension intime et une dimension sociale à la fois. Une telle alliance vaut qu’on lui accorde la plus grande attention, délicatesse et clairvoyance.
 
Surtout que les représentations proches de celle de Noémi sont encore très vivace dans certains contextes et certaines cultures. Cela nous donne un sacré fil à retordre dans certains accompagnements à Point d’Appui… Nous encourageons de jeunes femmes à poursuivre leur scolarité, à se former, a devenir autonomes. Et puis nous voyons les familles avoir la main sur le destin de ces jeunes filles (et de jeunes hommes, d’ailleurs), arranger des mariages, considérer ce « bon mariage » arrangé comme l’alliance fondamentale dont il faut se préoccuper, et tant pis pour la formation et l’avenir professionnel. C’est très dur à encaisser. Qui sommes-nous pour juger, mais en même temps comment laisser faire quand on voit de jeunes filles de 15-16 ans qui déjà ne s’appartiennent plus ? Grand choc culturel et grandes difficultés d’accompagnement, pour garder le lien malgré tout et garder également nos convictions et nos propositions quant à ce qui peut être bon pour une jeune femme en Europe : liberté, considération, autonomie et formation, par exemple. Des alliances non seulement dans la famille mais aussi dans la société en vue de leur épanouissement et leur liberté.]
 
Revenons donc à notre récit qui ne juge pas, et qui consacre la diversité des postures. Orpa finit par se ranger à la vision classique des choses dans laquelle elle semble se retrouver, et choisit de retourner dans son peuple d’origine. Mais Ruth propose autre chose. Elle veut être en alliance avec sa belle-mère, et avec son peuple, et avec son Dieu. C’est là qu’elle voit du sens.
Lequel ? Noémi ne le voit pas encore. Mais pour Ruth, l’alliance fondamentale qui peut la faire vivre ou mourir est là, auprès de Noémi, et elle n’en démord pas.
Devant sa détermination, Noémi se tait, se laisse devenir alliée un peu malgré elle.
Elle ne le regrettera pas, comme on l’apprend dans la suite de l’histoire. Ruth et Noémi ensemble, à travers la rencontre de Booz, parviendront même à faire rentrer les choses dans l’ordre si rassurant pour Noémi : Booz deviendra le racheteur pour la famille de Noémi, et en épousant Ruth, l’honneur et l’équilibre du clan, la mémoire des défunts, sont ainsi honorés. Le tout en plus non sans amour : le chapitre 3 du livre de Ruth, qu’on intitule « la nuit sur l’aire », a tout de même des accents de Cantique des cantiques ; et à la fin de l’histoire, les femmes du villages se réjouissent devant Noémi en parlant de Ruth comme « ta belle-fille qui t’aime ». L’histoire se termine de manière très touchante et heureuse.
Lisez donc l’ensemble du livre : on y voit des alliances imprévues, nouvelles et renouvelées. On y voit comment ces alliances se tissent dans le respect des personnes et l’intelligence, en tenant compte du cadre social existant tout en le faisant bouger un peu. De la nouveauté incarnée dans l’existant. Le tout couronné par une généreuse conclusion, une ascendance étrangère étant donnée au très patriotique Roi David, dont Ruth est l’arrière grand-mère.
 
Ces retissages d’alliances et ces nouveautés introduites dans l’ordre des choses me donnent de l’espoir. Non seulement en lisant la joie de Noémi à la fin du livre, qui a été tant éprouvée et qui trouve un vrai réconfort. Mais aussi pour l’encouragement que cela peut donner à chacune et chacun de nous pour chercher, voire inventer, les alliances qui nous feront vivre, dans une liberté plus grande que ce qui est dicté d’avant, et peut-être dans une fidélité plus profonde au Seigneur.
Car l’alliance de Dieu est très présente dans le récit de Ruth. Dieu est invoqué à tous les moments-clé, et béni car la bonté de son alliance est reconnue : [il est dans la salutation bienveillante entre les ouvriers de Booz et Booz ; il est dans la reconnaissance de Booz envers Ruth pour ce qu’elle a fait, de choisir un exil par fidélité à Noémi. (lire 2.11-13)  « Que le Seigneur te récompense pleinement, et que ton salaire soit complet de par le Seigneur, le Dieu d’Israël, sous la protection de qui tu est venue chercher refuge ».
Dans l’itinéraire original d’une exilée de Moab, le bon juif de Bethléem reconnaît les termes de l’alliance du Seigneur. Et d’ailleurs dans les synagogues, le livre de Ruth est lu à la Pentecôte juive, commémoration de la révélation de Dieu et du don de la Torah au Sinaï – le moment de l’Alliance.] Pour moi cela veut dire que le Seigneur, qui nous garde dans son alliance, nous invite à tisser nos alliances dans la liberté, conformément à notre coeur, nos besoins, notre vérité profonde, et à Son appel.
 
D’ailleurs Jésus va peut-être encore plus loin dans le passage d’Evangile que nous avons lu. Sa mère et ses frères le cherchent : liens et alliance donnés de naissance, réputés fondamentaux, et demandant le plus grand respect. Jésus fait une réponse plutôt provocante (adressée à ceux qui viennent le chercher, pas à sa famille qui est restée dehors. Donc ce n’est pas la crise d’adolescence où on a envie d’envoyer balader la famille. Et si j’étais le messager, je ne pense pas que j’aurais osé répéter telle quelle cette réponse, j’aurais édulcoré.).
Pour Jésus, le temps est à autre chose qu’à rester dans l’alliance familiale. L’énergie à ce moment-là doit être mise dans la proclamation de la Parole de Dieu, dans un renouvellement ici et maintenant de l’alliance de Dieu, par la mise en pratique de sa parole.
 
Rien de complètement neuf sur le fond, car depuis l’alliance avec Noé, puis celle avec Abraham, Isaac et Jacob, puis celle avec tout le peuple mené par Moïse, cette alliance consiste en l’engagement fidèle de Dieu pour la liberté et la vie de son peuple, et de l’appel incessant au peuple pour mettre en pratique cette Parole qui permet de vivre dans la bonté, la justice et la joie.
 
L’Alliance de Dieu toutefois est elle aussi en mouvement, sans cesse bousculée… combien de textes nous racontent les errances et les révoltes du peuple d’Israël, combien d’autres nous décrivent la colère de Dieu envers son peuple, comme un parent qui voit son enfant se mettre en danger. Et combien d’épreuves imposées au peuple par l’Histoire, qui oblige à s’interroger sur l’Alliance, à la vivre et penser de manière renouvelée.
 
Jésus, qui vient de titiller ses auditeurs sur la qualité d’écoute, ici les encourage et par là même revivifie l’Alliance : « Nous sommes ensemble, la Parole nous lie aussi fort que les liens du sang, si nous la mettons en pratique, et cette alliance-là, avec le Seigneur et entre nous, est celle qui nous fait vivre ».
 
Un encouragement positif pour ceux et celles qui écoutaient Jésus. Une liberté phénoménale pour considérer les alliances qui tissent nos existences, alliances héritées ou créées, que nous sommes invités à considérer à leur juste place. En y étant jamais asservis, mais en prenant soin et en veillant à ce qu’elles soient des liens et des lieux de vie, de liberté, de paix. Et si ce n’est plus le cas, comme Ruth dans les structures moabites d’avant son mariage, ou si le temps est à autre chose comme pour Jésus, les alliances évoluent, se recomposent. Ce que je crois, en lisant ces textes, et en me rappelant que Dieu a re-proclamé son alliance en libérant son peuple de l’esclavage d’Egypte, c’est qu’il veut nous voir dans des alliances et des loyautés qui nous font vivre, qui nous aident à être bons et justes, qui nous amènent de la joie. Elles se tissent dans la durée et dans différents contextes, familial, amical, relationnel, dans nos engagements professionnels, sociaux, politiques, associatifs, dans nos loisirs, dans tout ce qui fait notre vie en lien avec les autres – voire avec nous-mêmes.
 
Dire cela, c’est aussi garder espoir face aux alliances importantes mais qui se brisent, par le deuil, par la rupture, par l’exil. Ou par la distance qui nous est imposée les uns par rapport aux autres depuis plusieurs mois et qui, malgré notre bonne volonté et notre créativité, use quand même notre coeur et érode nos liens. Voyons le chemin de Noémi : l’alliance du Seigneur demeure, fidèle à jamais même si nous nous sentons en errance, détachés, voire en révolte. « Revenez au Seigneur, car il se laisse trouver » disait Esaïe. Il ne nous abandonne jamais et peut nous inspirer de nouveaux chemins, où les alliances nouvelles nous aideront d’abord à survivre, avant de passer ce cap derrière lequel nous retrouverons le goût de la vie ; certainement, il nous attend. A son heure, mais pleinement.
 
Je vous souhaite de joyeuses et belles alliances, dans la confiance à notre Dieu qui les inspire.
 
Amen