Prédication du 14 décembre, "Entre inhumanité et humanité augmentée, juste humain"

 

"Entre inhumanité et humanité augmentée, juste humain", par Serge Molla, pasteur
 

Nous vivons une période de contrastes où la mort et la vie semblent jouer au ping-pong.

D’une part les actualités ne véhiculent que des malheurs et ne parlent que de guerres. Femmes, hommes et enfants sont je-tés sur les routes de l’exil, tant en Europe, qu’au Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie. Bandes criminelles et terroristes se disputent des territoires. Il ne reste que des noms de villes, de villages ou de lieux chéris : tout le reste a disparu sous les cendres ou les amas de gravats. Les par-les rares cèdent la place aux regards rem-plis d’effroi qui crient l’incompréhensible. L’inhumanité gangrène les esprits, les mots positifs se vident de sens, le men-songe devient vérité, la puissance envahit les espaces, la contrainte remplace le consentement, les fausses nouvelles gagnent du terrain et les complots prolifèrent. L’in-humanité se mue en maladie contagieuse

D’autre part, les avancées scientifiques se succèdent. Côté santé par ex. On change tel ou tel os et vous avez à peine rempli votre dossier d’admission à l’hôpital qu’on évoque votre jour de sortie. La médecine accomplit des miracles, puisque désormais des paralytiques remarchent, des aveugles voient à nouveau, des sourds-muets ré-entendent. Et si l’espérance de vie ne cesse d’augmenter dans quelques pays favorisés, les nouveau-nés prématurés et sauvés pèsent de moins en moins. 

Et puis il y l’IA qui synthétise en quelques instants ce qui vous aurait demandé des semaines de travail. Avec l’IA, des machines apprennent par elles-mêmes en ratissant des continents de données, en dégageant des constantes, en généralisant et en tirant des conclusions que même leurs formateurs ne soupçonnaient pas. C’est dire que l’humanité augmentée s’est approchée, elle fait ses premiers pas. Les limites humaines physiques et mentales reculent. L’humanité augmentée, l’humanité 2.0, sorte de fusion de l’homme et de l’IA. Une surhumanité est à portée, ba-layant les limites physiques de l’existence. 

Autant dire que dans un tel contexte, il paraît dérisoire de relire et entendre au tout début de l’évangile de Jean que la Parole a été faite chair. Car soit l’incarnation se dissout dans l’inhumanité toujours menaçante qui revêt bien des visages individuels ou collectifs, soit l’incarnation divine est sans objet au su de la surhumanité en devenir, c’est-à-dire en passe de la rattraper. N’est-ce pas d’ailleurs pour cela même que l’affirmation de Jean, la Parole a été faite chair, reste scandaleuse ?

Dieu a en effet toujours été placé bien au-dessus de l’humain, dépassant toute me-sure humaine. Alors si Dieu, le plus qu’humain, le Plus-que-vivant pour reprendre l’expression de F. Carillo, si Dieu a vrai-ment décidé de se faire connaître en venant au cœur du monde, il ne peut le faire que puissamment, il ne peut agir qu’en balayant tout ce qui qualifiait et semblait jusqu’il y a peu être précisément la condition humaine, à savoir la fragilité, la faiblesse, la durée et les limites d’une existence, la mort. Autant dire que Dieu devrait celui être qui déploie l’augmen-tation de l’humanité, non ? Ne devrait-il pas alors se réjouir que nous lui ressemblerons enfin, devenus surpuissants, sur-humains ? Ne serons-nous pas comme des dieux ? Comme Lui ?

Or, l’étonnant, c’est précisément qu’en s’incarnant en Jésus, Dieu n’emprunte pas du tout cette voie-là, bien au contraire, et ce pour une raison précise. Dieu désire rejoindre chacun au cœur de ce qu’il vit, avec son âge, sa fatigue, ses élans et ses ratés, ses enthousiasmes et ses désespoirs. Dieu ne vient pas gommer le quotidien pour que je puisse l’éviter et fuir ce qui me caractérise. Aussi vient-il se glisser entre inhumanité et surhumanité. S’il fait cela, alors je crois que cela change tout et devrais m’interroger tant à propos de l’in-humanité à fuir que de la surhumanité convoitée.

Cela change tout, au sens où l’inhumanité ne serait plus un destin implacable auquel chaque génération ou presque est con-damnée. L’inhumanité ne serait plus le poison redouté qui s’empare de moi lors-que l’autre ne répond plus à mes attentes. L’inhumanité ne serait plus le filtre qui voile mon regard, jusqu’à ne plus reconnaître la fraternité ou la sororité de mon semblable. L’inhumanité ne serait pas une malédiction qui s’abat sur certains peuples. Il serait possible d’y échapper, voire même d’en guérir…

Cela change tout, au sens où la surhumani-té ne serait plus une offre alléchante fa-sant reculer la mort, voire l’abolir jusqu’à prôner l’immortalité. Tout, au sens où di-gnité humaine, identité et libre arbitre des uns ne pourraient s’offrir au détriment des autres. Tout, au sens où la connaissance ne se lierait pas à la prise de pouvoir et au bénéfice de quelques rares, mais au partage et à la responsabilité.

Aussi Dieu vient-il se glisser entre inhumanité et surhumanité pour nous révéler, voire nous apprendre à être juste humains. Car tant de fois cette humanité est pesante : je n’ai pas telle capacité, je n’ai pas la force, je suis mal dans ma peau, je suis mal dans mon corps, je vieillis. Vous n’êtes plus capable de, l’angoisse de la maladie vs étreint, votre passé vous emprisonne, vous avez peur de la mort.

Juste apprendre à être humain. C’est pour cela que Dieu vient. Non pour donner quelque leçon spirituelle, non pour enseigner la zénitude ou la maîtrise de soi. Non pour …

Apprendre à être juste humain, pour ne pas se croire maître du monde, possesseur de ce qui perdurera bien au-delà de moi. A commencer par les êtres qui me sont con-fiés, avec lesquels je vis et travaille. A commencer par le vivant qui était là bien avant moi et le sera demain si j’en prends soin pour le transmettre.

Jean en confessant que la Parole a été fai-te chair ne parle bien sûr pas plus d’écologie qu’il ne tient un discours éthique. Et pourtant l’évangéliste révèle que si Dieu choisit de s’incarner, cela exprime la va-leur de l’humanité, mais pas en termes d’économie. Il choisit de s’incarner contre l’inhumanité dont tout homme est capable et loin de toute surhumanité qui servirait principalement des intérêts économiques et n’aurait pour tout horizon que ce qui rapporte.

Mais si Dieu s’incarne, c’est pour que je sois plus humain et que je puisse toujours répondre aux deux questions fondamentales – j’allais dire divines tant elles réson-nent dans les premières pages de la Bible –, les deux questions suivantes : Où es-tu ? et Qu’as-tu-fais de ton frère ? Si je suis incapable de me situer et de répondre de mon frère ou de ma sœur en humanité, cela indique que l’inhumanité me gagne ou que la prétendue surhumanité m’isole. D’une part, je ne sais plus qui je suis et je confonds ma valeur inestimable avec ce que je rapporte ou non à la société ; d’autre part, mon regard sur autrui se trouble, jusqu’à ne plus le considérer comme un prochain, mais comme un client qui like ou non ce que je lui propose.

Et pourtant Dieu en s’incarnant en Jésus m’appelle à une humanité augmentée, celle de l’amour. Une humanité augmentée qui n’est pas une surhumanité. Or l’IA ne va pas m’y aider, car seule l’intelligence réelle du cœur le pourra. Humanité augmentée que celle de l’amour qui veut me permettre de me situer, en me donnant de découvrir où je suis, et surtout où j’en suis, devant cet Autre qui désire me rejoindre. Humanité augmentée que celle de l’amour qui me permet de découvrir sur le visage d’autrui celui de ma sœur celui de mon frère. Et tant que je ne discerne pas cela, l’inhumanité ou la surhumanité mènent et conduiront le bal.

Humanité augmentée que celle de l’amour de ce Dieu qui vient pour que je vive juste humain, fils, fille à son image. Pour votre plus grande joie, ma plus grande joie, pour Sa plus grande joie.

    Amen 

 

D'après Jean 1,14     Phil 2,1-11       Jn 1,1-5 et 9-14