Être ailleurs qu’en soi, par Line Dépraz, pasteure
La semaine dernière, nous avons laissé le Christ et ses disciples, au bord du lac de Tibériade.
Après une nuit de pêche infructueuse et un revirement spectaculaire au petit matin, ils partageaient ensemble du pain et du poisson. Un peu comme un petit-déjeuner entre amis qui se retrouvent.
Mais dans ce climat particulier, qui est celui de toutes les apparitions du ressuscité : ses disciples le reconnaissent sans le reconnaître vraiment. Ils pressentent que c’est lui, à cause de ses gestes ou de ses paroles qui suscitent une forme d’adhésion : “C’est le Seigneur », mais ce n’est jamais son apparence physique qui permet de l’identifier de manière évidente. Il y a donc toujours quelque chose de l’ordre du trouble dans ces retrouvailles.
Ce matin, c’est à ce même endroit des rives du lac de Tibériade que nous les retrouvons. Avec, cette fois, un focus sur Jésus et Simon-Pierre qui dialoguent.
Leur dialogue, il est traditionnellement lu en regard du triple reniement de Pierre dans le récit de la Passion. C’est logique,
Là où je me distancie de plusieurs commentateurs, c’est sur la raison, ou les indices, qui permettent de lire ces deux récits en parallèle.
La plupart du temps, on met en avant le triple oui de Pierre.
Sous-entendu : Après avoir dit trois fois non à la question : « N’es-tu pas l’un des leurs ? » en marge de l’arrestation de son maître, il dit trois fois oui à la question de Jésus : « M’aimes-tu ? ».
Pierre fait ainsi amende honorable.
C’est une manière, pour lui, de rééquilibrer la balance voire de se racheter…
En régime réformé, ce n’est évidemment pas l’interprétation qui passe le mieux.
Mais bibliquement, non plus. Parce que, si on scrute les Écritures, force est de constater que Jésus a mis en avant la grâce et l’amour inconditionnel de Dieu, bien plus que le mérite humain.
Ce qui me fait dire qu’au triple non de Pierre, il faut entendre résonner, non pas son triple oui, mais la triple affirmation de Jésus : « Pais mes agneaux… » ou « sois le berger de mes brebis… »
Je le disais la semaine dernière, les évènements de la Passion et de la résurrection, ont quelque chose d’incompréhensible et d’inacceptable pour les disciples.
À cause de la violence de la croix, mais aussi parce qu’ils ont ce sentiment d’avoir été trompés. Et de se retrouver maintenant seuls, délaissés.
Après tous ces mois vécus avec Jésus, alors que la fin ne s’est pas déroulée comme espéré, laissant un goût d’inachevé, pour les disciples, le retour à leur quotidien d’avant apparaît comme une fatalité qui vient marquer la fin d’une parenthèse.
Dans ce contexte, Pierre se propose de faire ce qu’il sait faire : pêcher. En agissant ainsi, il comble le vide de ses journées et puis, il réinvestit l’identité qui était la sienne avant sa rencontre avec Jésus ; avant les 3 années partagées. Il est en train de retourner sans son passé.
C’est précisément là qu’il fait erreur.
Et son erreur, on la comprend, quand on prend la mesure de l’acharnement avec lequel Jésus s’évertue à le projeter dans l’avenir. Par trois fois, il lui dit non pas « va pêcher et remplir tes filets », mais « prends soin de mes brebis »… ce pour quoi il l’avait engagé au tout début de son ministère.
Pierre, c’est un euphémisme de le dire, n’a pas été un disciple modèle. On le présente volontiers comme celui qui gaffe, un impulsif qui agit et réfléchit après.
Suite à son triple reniement, sans doute ne se sent-il plus appelé à être pêcheur d’hommes. Probablement se sent-il indigne de l’espoir que Jésus avait placé en lui.
Jésus-Christ vient le sortir de cette ornière, de cette vision unilatérale qu’il a de lui-même.
En lui demandant de prendre soin de ses brebis, le Christ reconnaît à Pierre son entière légitimité, malgré ou avec, ses manquements…
… Ce pourrait être un message que nous avons tous à apprendre à entendre : nous sommes capables et dignes de la mission que le Christ nous confie, en dépit, ou avec nos maladresses, nos faiblesses, nos erreurs, nos inconséquences.
C’est la foi de Jésus en Pierre qui permet de lire ce récit en miroir du triple reniement.
Cela étant posé, j’aimerais revenir sur le triple oui de Pierre et la triple question de Jésus.
En français, ce dialogue redondant. Et on comprend assez aisément que Simon-Pierre soit en peine d’avoir à redire par trois fois qu’il aime Jésus. Déjà que son estime de soi en a pris un coup, on a un peu l’impression que Jésus enfonce le clou.
C’est plus subtil.
Parce que, en fait, l’un et l’autre ne parlent pas du même amour.
En grec, comme en français, il y a différents mots pour exprimer ce terme générique de l’amour.
Les deux plus utilisés dans le nouveau testament sont ἀγαπάω (agapao) qui a donné le mot français agape et φιλέω (phileo).
Si je reprends le résumé de mon collègue Marc Pernot, la principale différence entre "agapao" et "phileo" réside dans leur portée et leur nature.
ἀγαπάω est un amour divin, universel et désintéressé. Le même pour tous.
C’est ce verbe qui est utilisé quand il est dit : aime ton prochain comme toi-même, aimez vos ennemis, aime le Seigneur de tout ton cœur et de toute ton âme. La bible en fait un impératif.
Pour prendre un exemple d’un tout autre ordre, un prof doit développer la même ingéniosité pédagogique, la même patience, la même attention à tous ses élèves, qu’il ait de l’affection pour eux ou non. Que ses élèves lui plaisent ou l’agacent profondément.
Φιλέω, c’est un amour plus humain, plus personnel, qui peut être motivé par des sentiments d'attachement, de tendresse, d'affection.
Il décrit l'amour entre amis, mais aussi l'affection familiale. Il dit encore l'attachement à une chose, une idée ou une occupation.
C’est le terme utilisé quand on parle de l’amour de Jésus pour Lazare, quand on dit que celui qui aime sa vie la perdra ; et c’est ce même verbe qui est utilisé quand Judas embrasse Jésus au moment de le trahir.
Dans le dialogue de l’évangile, les deux premières fois, Jésus demande à Simon, fils de Jean, s’il l’aime d’agape.
Simon-Pierre répond qu’il l’aime d’amour philia.
La troisième fois, Jésus utilise le verbe φιλέω et Simon-Pierre continue de répondre avec ce même terme.
Autrement dit, Simon-Pierre se refuse à dire à Jésus, ἀγαπάω je t’aime, je t’aime de cet amour qui vient de Dieu. Il lui dit, je t’aime d’un amour humain, je te dis mon amitié, mon attachement, tout humain, trop humain.
Jésus-Christ finit par venir sur son terrain, par utiliser le même vocabulaire, mais il lui fait relever la tête en le maintenant dans sa mission initiale. Tu m’aimes d’un amour humain. Viens, ainsi, à ma suite, et sois le berger de mes brebis.
Saint-Augustin, qui a vécu aux 4ème-5ème siècles de notre ère, Saint-Augustin cher à Léon XIV, a écrit ces magnifiques mots : « Le Christ ressuscite dans la chair et Pierre dans l’Esprit, car le premier avait perdu la vie dans sa Passion, et le second dans son reniement. »
Christ ressuscite dans la chair parce qu’il avait perdu la vie dans sa passion.
Pierre ressuscite dans l’Esprit, parce qu’il demeurait mortifié par son reniement.
Ressuscité des morts, le Christ ressuscite Pierre par son amour et pour son amour.
C’est cette même expérience que je nous souhaite de vivre.
- Lecture de Jean 21 : 15 à 19
Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime », et Jésus lui dit alors : « Pais mes agneaux. » Une seconde fois, Jésus lui dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. » Jésus dit : « Sois le berger de mes brebis. » Une troisième fois, il dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? » Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : « M'aimes-tu ? », et il reprit : « Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime. » Et Jésus lui dit : « Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. » Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu ; et après cette parole, il lui dit : « Suis-moi. »