Prédication du 21 mai, La contagion du lien

Vous, je ne sais pas. Mais moi, je vous avoue que ce récit de l’évangile me donne le tournis.

 

« Toi, moi, en toi, en moi, eux, nous, un,», ces mots semblent répétés tels des mantras. Et la logique de l’enchaînement des divers arguments m’échappe la moindre.

 

Souvent, lorsque ce texte est prêché, les théologiens de toutes les confessions s’arrêtent sur un petit bout de phrase : « Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi ». Et c’est l’occasion de regretter l’absence d’unité entre les diverses familles chrétiennes. De déplorer des discordes qui ne rendent pas hommage Dieu. Sans forcément questionner les dangers d’une éventuelle uniformité pour la religion chrétienne qui, dès ses débuts, est plurielle. Le simple fait que nos bibles comportent 4 évangiles et non un seul évangile en témoigne. Cette diversité, selon moi, est à valoriser.

 

Du coup, malgré mon léger tournis, je ne vais pas ce matin disserter à bon marché sur ce petit bout de phrase. Je me propose, à partir d’autres éléments du récit,  de revenir sur 3 points :

  • La proximité du Fils et du Père.
  • L’écueil auquel cette proximité échappe.
  • L’avenir promis à ceux qui, selon les mots du texte, « ont été donnés » au Fils.

 

Pour commencer, la proximité du Père et du Fils.

 

Jésus, c’est une évidence, a vécu à une époque où la vague #MeToo n’existait pas.

 

Quoi que l’on pense de ce mouvement et de son utilisation que certains jugent excessive ou abusive, cette vague du #MeToo a le mérite de mettre en évidence les potentiels méfaits d’une proximité qui, de bienfaisante, peut devenir étouffante voire mortifère.

 

Trop de proximité tue la proximité.

Les exemples sont aujourd’hui légions.

 

Ici, c’est un homme qui ne sait plus comment manifester sa tendresse à sa compagne de peur d’être incompris dans l’expression de ses sentiments et que ses propos, ses gestes, soient mal interprétés et se retournent contre lui.

Là, c’est une femme dont les libertés sont bafouées. Dont l’intégrité physique est menacée.

 

Ou encore, les médias s’en sont fait l’écho récemment, ces gamins surveillés à distance en temps réel via leur smartphone, par des parents certes inquiets parce qu’ils ont de l’amour pour leur rejeton, mais qui oublient l’importance pour tout enfant de ne pas être perpétuellement en lien avec ses parents pour grandir par lui-même, au travers de ses réussites comme de ses échecs.

 

Trop de proximité étouffe. On l’a sans doute tous expérimenté une fois ou l’autre, sans que ce soit forcément dramatique.

 

                                                                    

Pourtant, dans la bouche de Jésus qui évoque sa proximité avec Dieu de long en large, il n’y a rien de tel. Or, sur ces points-là, avec ou sans #MeToo, la psychologie humaine n’a pas fondamentalement changé, même en 20 siècles.

 

Alors, qu’est-ce qui fait que pour Jésus, cette proximité avec le Père n’est aucunement problématique ?

 

J’esquisse l’hypothèse suivante.

 

Celui que l’on nomme Dieu, que l’on considère comme une réalité ultime et transcendante, grand par-dessus tout, celui-là est simultanément un Dieu intime, qui souhaite prendre ses quartiers dans le creux de chacun de nos corps.

 

Autrement dit, ce Dieu que nous cherchons parfois très loin, en fait, nous le portons en nous.

 

Il n’est pas une œuvre d’art qui s’admire à distance dans un musée. Il est un élan de vie niché au cœur même de chacune et chacun.

 

Mais attention, et Jésus le dit, cette intimité n’implique ni fusion, ni confusion. Le toi et le moi restent distincts. Nous ne sommes pas et nous ne serons jamais Dieu.

 

En ce sens, la célèbre formule « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » a quelque chose de malheureux. L’homme reste homme, même s’il a une étincelle divine en lui, et Dieu reste Dieu.

 

Autrement dit, la proximité, l’intimité, décrite par Jésus n’annule pas ce face à face qui seul peut permettre à l’homme et à Dieu de devenir des partenaires, des vis-à-vis, de se féconder mutuellement.

 

C’est sans doute la première raison pour laquelle la proximité du Père et du Fils échappe à l’écueil de la relation mortifère. Il n’y a aucune recherche d’ascendance ou de mainmise.

 

La deuxième raison, c’est parce que la ritournelle du toi, du moi, en toi, en moi, s’ouvre à « eux », dans le texte ; donc à nous, dans la vie.

 

Jusqu’à ce discours, jusqu’à cette prière, Jésus s’était risqué à évoquer son unité avec le Père.

 

Nous découvrons, ici, que cette unité n’est pas une fin en soi.

 

Lorsque Jésus dit : « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi… » ou encore : « Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître encore, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux. » on découvre que nous ne sommes pas condamnés à observer de l’extérieur cette histoire d’amour filial ou paternel. Nous ne sommes pas là pour tenir la chandelle entre le Père et le Fils. Nous sommes appelés à être embarqués dans leur danse.

 

C’est sans doute à ce point précis que se situe l’accomplissement du ministère de Jésus : que son unité avec le Père féconde et transforme son unité avec les humains pour qu’elles deviennent une seule et même réalité. Et ça, c’est une véritable révolution.

 

Jusqu’à la venue de Jésus, les systèmes religieux s’étaient évertués à séparer, à distinguer, notamment le pur de l’impur et le religieux du profane.

 

Désormais, cela ne fait plus sens.

Si Dieu est présent en tout homme, toute femme, qui se sait demeurer en lui, alors cet humain-là est porteur de Dieu qu’il soit prêtre ou non, qu’il soit collecteur d’impôts, notable, centurion, romain, juif, samaritaine, prostituée, et j’en passe.

 

Mon tournis s’estompe.

Je n’observe plus une ronde à huis clos. Je suis partie prenante d’une danse qui emmène l’humanité et le monde entier dans un élan de vie.

Le Père et le Fils ne vivent pas un entre-soi, image d’un cercle vicieux, mais une relation dynamique qui ouvre toujours plus loin. Et je suis appelée à prolonger ce mouvement de vie.

 

Par contre, ce qui continue fondamentalement à me donner le tournis, c’est cette question : Qui suis-je, Seigneur, pour que tu établisses en moi ta demeure ?

 

Qui suis-je, Seigneur, pour que tu établisses en moi ta demeure ? Je ne le sais. Mais peu importe.

 

Je veux te faire abri, Seigneur,

pour qu’au cœur de ma précarité

tu installes ta demeure,

et qu’aux profondeurs de ton éternité

je jette l’ancre de ma vie.[1]

 

Amen

 


[1] Cf. Marion Muller-Colard