"Se tenir à la fois dans et à l'écart du monde", par Jean-François Ramelet, pasteur
Jésus venait d’envoyer ses disciples en mission.
Deux par deux.
Ils ont enseigné.
Ils ont guéri.
Ils ont chassé des démons.
Enchaîné les onctions d’huile.
Tout un programme prévu par leur cahier des
charges.
Jésus leur avait dit :
« Vous ne prendrez rien avec vous ».
Ni pain, ni sac, ni monnaie dans la ceinture.
Une seule tunique, des sandales et un bâton.
Être disciple de Jésus, c’est s’exposer sans artifice.
S’exposer aux autres, au monde.
Simplement avec ce qu’ils sont et ce « je ne sais
quoi » qui les habite.
« Va avec la force que tu as » avait dit Dieu,
jadis à Gédéon.
Alors les disciples sont partis avec la force qu’ils
avaient.
« Vamos ! »
On les retrouve à leur retour.
Les voilà qui font leur rapport à Jésus.
Aujourd’hui on dirait en bon français un « reporting ».
Les disciples avaient tout monitoré, ne reste plus
qu’à lui énumérer par le détail tout ce qu’ils
avaient fait, et Dieu sait qu’ils en ont fait.
Jésus, qui sait ce que ce qu’il en coûte que de
s’exposer, les invite à un temps de repos.
Non pas un chemin de fuite comme celui qu’avait
emprunté jadis Elie, lui qui n’en pouvait plus.
Jésus ne propose pas ici un temps de fuite, mais
un temps de retrait.
A l’écart.
Vous l’avez sans doute remarqué, quand on
prend du repos, quand on prend des vacances,
ou que l’on prend sa retraite … il y a toujours
une bonne âme pour vous dire avec beaucoup
d’aménité que c’est bien mérité.
J’imagine les disciples être réjouis par cette
perspective.
Peut-être que dans leur for intérieur, ils récitent
le psaume 23 :
Le Seigneur est mon berger : je ne manque
de rien.
Sur des prés d'herbe fraîche, il me fait
reposer.
Merci doux Jésus !
Sauf qu’ici pour ce qui est du repos, c’est plutôt
raté !
Ça part même en cacahuète.
Jésus aurait-il littéralement mené ses disciples en
bateau ?
Il faut dire qu’ils sont mis sous pression par
une foule nombreuse dont le texte précise que les
individus qui la composent allaient et venaient
dans tous les sens et qu’ils font tout pour que le
plan de Jésus échoue … et ils y arrivent.
Ceux et celles qui fréquentent les évangiles
savent que Jésus et ses disciples sont familiers de
ces ratages-là.
De ces « turbo-repos » manqués.
Je pense à ces épisodes où Jésus demande à ses
disciples de nourrir les foules avec le peu qu’ils
avaient sous la main, alors qu’eux n’avaient
qu’une idée en tête : les congédier pour souffler
un peu.
La foule, qui incarne ici le monde et nous aussi,
semble comme dévorée par une sorte d’urgence
intérieure que ni Jésus, ni les disciples ne peuvent
remettre à plus tard.
La foule presse, parce qu’elle ne peut attendre.
Le monde presse, parce qu’il ne peut attendre.
A propos de « dévorer », Jésus et ses disciples
n’ont pas une minute à eux, même pas une pour
casser la croute.
Ce détail, unique dans les évangiles, m’étonne un
peu.
Parce que les Évangiles ne ratent jamais une
occasion de nous rappeler que Jésus et ses
disciples étaient des bons vivants.
Dans les peintures religieuses, on représente
souvent Jésus svelte, élancé comme un coureur de
demi-fond, mais peut-être qu’en réalité il avait des
réserves, peut-être était-il un faux maigre quoi !
De quoi lui permettre de faire un jeûne
intermittent.
Bon, peu importe, ce n’est pas là l’essentiel.
On peut – dit-on – vivre 30 jours sans manger.
3 jours sans boire.
3 minutes sans respirer.
Vous savez déjà ce que c’est qu’une minute ?
Combien de temps peut-on vivre sans repos ?
Promis à un repos bien mérité, Jésus et les
disciples en sont privés.
Il faut être résistant à la frustration pour suivre
Jésus.
Pas de repas. Pas de repos, pas de répits.
Mais comment font Jésus et les disciples pour
tenir le coup, pour enchaîner sans donner
l’impression de l’être.
La question est d’actualité.
On parle beaucoup de fatigue aujourd’hui.
D’usure.
D’accablement.
D’épuisement.
Aucun domaine de la vie n’échappe à cette
sourde pandémie.
Aucun âge de la vie non plus.
Personne n’est immunisé.
Nous sommes tous guettés par le danger d’être
consumés de l’intérieur.
Comment ne pas se brûler ?
Revenons à l’invitation de Jésus à ses disciples.
À quel repos les invitait-il ?
Et c’est quoi ce retrait ?
Qu’est-ce que cet écart dont il parle.
Les invite-t-il à mettre sur pause.
À respirer.
À faire le vide.
À prendre du bon temps ?
Après le faire, le farniente !
On connait tous ces ingrédients d’une bonne
hygiène de vie.
Jésus est-il venu jusqu’à nous pour que l’on
prenne soin de soi ?
Est-ce à cela que Jésus invite ses disciples, à penser à
eux ?
Jésus ponctue son invitation de cette expression :
« à l’écart ».
De quoi veut-il parler ?
C’est quoi cet écart ?
L’expression « Kat’idian » pour désigner cet écart
est difficile à traduire.
Ces mots pourraient désigner ce qui nous
appartient en propre.
Ce qui est à l’écart, serait cet espace intime,
privé, rien qu’à soi.
On pourrait alors traduire l’invitation de Jésus en
ces mots:
« Venez avec moi dans un endroit
isolé, pour vous reposer un moment,
en vous. »
Mais « Kat’idian » peut aussi se traduire par « vis-à-
vis » ou « en tête-à-tête ».
« Venez avec moi dans un endroit
isolé, pour vous reposer un moment,
en vis-à-vis, en tête-à-tête !»
J’aime cette traduction et je la privilégie.
L’écart, c’est ce lieu sans lieu où je suis décentré
de moi-même.
Les disciples venaient d’énumérer à Jésus tout ce
qu’ils avaient fait …
« vois comme on est de bons
disciples, performants, efficaces … »
En parlant de tout ce qu’ils ont fait, les disciples
parlent surtout d’eux-mêmes.
Le poète Jean Mambrino écrira un jour cet
aphorisme qui nous aide à comprendre ce que
peut signifier cet écart :
« Pour être là, il faut être ailleurs
qu’en soi ».
Pour être là, autrement dit pour être présent au
monde, aux autres et à soi, il faut être ailleurs
qu’en soi.
Ailleurs que dans le souci de soi.
Ailleurs que dans les mailles étroites du filet de
son ego.
Ailleurs que dans ses préoccupations et ses
besoins.
Ailleurs qu’en tout ce qui nous empêche de sortir
de nous, de nous exposer.
Exister, signifie littéralement « se tenir hors de,
sortir ».
Pour se trouver, il faudrait donc « sortir de soi ».
Si l’attraction terrestre attire tous les objets en son
centre.
Il y a une force en nous qui s’exerce pour que
nous soyons attirés par nous-mêmes, auto-centrés.
Une forme de pesanteur qui fait que tout gravite
autour de nous.
C’est le fameux « me, myself & I ».
Moi, moi-même et moi.
N’est-ce pas cette pesanteur, cette attraction de
soi pour soi qui nous fatigue et nous use ?
Ce besoin de s’appuyer sur soi.
De se construire.
De se bâtir un sens à sa vie.
D’être sa propre transcendance.
L’écart dans lequel Jésus invite ses disciples serait
cet espace où dans un vis-à-vis avec Dieu, on
échappe à notre propre attraction.
Pour être là, il faut être ailleurs qu’en soi.
Ou comme le disait Francine Carrillo, l’écart est
ce lieu où l’on peut dire à Dieu :
Repose-moi de moi, que je me repose en toi.
Amen
1 ROIS 19,1-5
Akhab parla à Jézabel de tout ce qu'avait fait Elie, et de tous ceux qu'il avait tués par l'épée, tous les prophètes. Jézabel envoya un messager à Elie pour lui dire : « Que les dieux me fassent ceci et encore cela si demain, à la même heure, je n'ai pas fait de ta vie ce que tu as fait de la leur ! » Voyant cela, Elie se leva et partit pour sauver sa vie ; il arriva à Béer-Shéva qui appartient à Juda et y laissa son serviteur. Lui-même s'en alla au désert, à une journée de marche. Y étant parvenu, il s'assit sous un genêt isolé. Il demanda la mort et dit : « Je n'en peux plus ! Maintenant, SEIGNEUR, prends ma vie, car je ne vaux pas mieux que mes pères. »
MARC 6, 30-33
Les apôtres se réunirent auprès de Jésus et lui racontèrent tout ce qu'ils avaient fait et enseigné. Il leur dit : « Venez avec moi dans un endroit isolé, pour vous reposer un moment, à l'écart. » En effet, les gens qui allaient et venaient étaient si nombreux que Jésus et ses disciples n'avaient même pas le temps de manger. Ils partirent donc dans la barque, vers un endroit isolé, à l'écart. Mais beaucoup de gens les virent s'éloigner et comprirent où ils allaient ; ils accoururent alors de toutes les localités voisines et arrivèrent à pied à cet endroit avant Jésus et ses disciples.