Prédication du 14 septembre, "Le goût des autres"

“Le goût des autres”, par Josef Zisyadis

 

Sacré cinéaste, ce Luc évangéliste ! Dans sa manière de raconter, de découper le mouvement en séquence.

 

Ce n’est pas seulement un cinéaste, Luc, c’est aussi un mangeur. Lorsqu’on le compare à Marc et Matthieu, l’évangile de Luc est sans cesse à table. Bien sûr, ce n’est pas désagréable. Incontestablement il est très intéressé par les repas auxquels Jésus participe. Et souvent avec beaucoup de détails. Ces repas, ces partages culinaires sont considérés par lui comme une anticipation du Royaume de Dieu.

Ce Cléopas et son compagnon, qui n’ont vraisemblablement pas vécu mais ont entendu parler de la fameuse cène avant la crucifixion, sont des disciples inconnus par ailleurs. Ces disciples d’Emmaüs doivent faire partie de ce peuple que Jésus a mis en mouvement. Au fond, cela n’a pas d’importance qui ils sont. Ce qui compte, c’est qu’ils sont comme nous avant tout désespérés, désillusionnés, non point de Jésus, mais d’eux-mêmes et du monde entier. Il plane dans ce récit un grand vide, une énorme solitude, un recroquevillement sur soi-même. Ils sont perdus dans leur pensée, au point que le Ressuscité qui se met à partager leur route est considéré comme une sorte de touriste par ses questions stupides. 

D’où est-ce qu’il sort celui-là ? Il n’a pas lu le journal, il n’a pas vu les actualités ? Il ne sait pas ce qu’il nous est tombé sur la tête, à nous le petit peuple après cette crucifixion ?

Nous sommes dans une vraie rencontre, nous sommes dans le réalisme de la Résurrection. Cette apparition n’est pas une vision de la pure intériorité des disciples, mais bien une rencontre due à l’initiative de Jésus de Nazareth, le crucifié dont toute la personne, y compris le corps, à été promue à une vie nouvelle. Nulle trace de spiritualisation, mais une expérience tout ce qu’il y a de plus réaliste, de palpable.

Ils parlent, ils marchent, ils parlent et le soir tombant, conformément à une tradition d’hospitalité méditerranéenne, ils proposent à Jésus de rester avec eux. Diable, il faut bien manger avec tous ces kilomètres sur les rotules… !

Jésus prend le pain, prononce la bénédiction, rompt le pain et le leur donne. Et là, c’est le déclic : c’est la fraction du pain qui permet de rencontrer le Ressuscité. 

Etrange comme la communauté primitive des chrétiens associait volontiers les apparitions du Ressuscité avec des repas.

L’effet de l’action de Jésus est noté par Luc en ces termes : « Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible ». Bizarre, mais Luc ne montre pas l’acte de manger. On reste littéralement sur notre faim ! Le repas où l’on ne voit pas Jésus manger est juste un signe d’identification du Ressuscité. De plus, la scène de reconnaissance fournit aux disciples une clé pour l’interprétation des paroles antérieures : « Notre coeur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Ecritures ? » 

Que dire de tout cela. Eh bien tout simplement : Là où la parole n’a pas convaincu, le simple partage de la nourriture a ouvert les yeux. Extraordinaire symbolique du repas qui parle de lui-même, qui rappelle un vécu, des gestes, qui permet le retour de la mémoire.

On peut penser ce que l’on veut, si nous n’y prenons pas garde, il n’est pas sûr que dans 20 ans ce texte biblique puisse garder une quelconque signification pour les hommes et les femmes de demain.

La majorité des aliments que nous mangerons d’ici 20 ans n’existe pas encore. Un tel changement ne pourra rester sans influence sur notre façon de passer à table. Que mangerons-nous demain ? Et surtout comment mangerons-nous ?

L’industrialisation de la nourriture est en train de casser les figures traditionnelles comme le repas collectif. Car, le mangeur moderne est toujours plus solitaire en même temps qu’il est plus cosmopolite. On sent qu’il a une alimentation qui ne lui parle plus. Il devient indifférent, apathique face à une profusion de mets interchangeables. L’homme moderne devient chaque jour davantage un cuisinier sans histoire, un mangeur sans mémoire. Il utilise des aliments dont il ne connaît ni l’origine précise, ni même la nature véritable. 

 

Nous mangerons tous demain les mêmes choses, de la même façon quels que soient notre condition, notre culture, notre sexe, notre âge. Ce rétrécissement du monde se prépare déjà dans les marmites de quelques grandes multinationales. 

Et nos familles, regardez-les, elles sont devenues comme des solitaires culinaires. Le frigo est devenu une annexe familiale du supermarché.  Le petit déjeuner est éclaté, le repas de midi est pris à l’extérieur presque systématiquement. Le repas du soir collectif résiste, mais cela ne signifie pas une alimentation commune forcément. En fait, on joue désormais à frigo ouvert, chacun prenant quand il souhaite ce qui lui plaît. On partage le toit, le lit, mais pas la table…

L’avenir de la planète se joue en bonne partie dans nos assiettes : ou nous aurons une alimentation qui parle aux hommes avec tout ce que cela comporte de respect de l’environnement, des savoirs-faires artisanaux et des traditions culinaires transmises de siècles en siècles ou notre alimentation mourra comme un vestige du passé…

Nous communions à un pain fait de blé cultivé dans une terre morte, perfusée aux engrais de synthèse et aux pesticides, sur d’immenses monocultures où les oiseaux ne se posent plus. 

Nous communions à un vin produit à partir d’un raisin saturé d’intrants chimiques, souvent récolté par une main d’œuvre étrangère exploitée. 

Le Ressuscité arrive demain, à coup sûr la mémoire de la table aura disparu. Le partage de quel produit produira le déclic de la reconnaissance ? D’une barquette surgelée de plats précuisinés ? D’une pizza-kebap-tacos livrée à domicile ?

Non, dans ce récit de Luc, on parle de pain, on parle de vin, de table partagée. De concret, de palpable. 

C’est d’ailleurs cela qui leur fait dire : Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Ecritures ? C’est le déclic de la table.

Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai. A ces mots il leur montre ses mains et ses pieds. 

Quoi de plus réaliste encore ? Et plus loin dans Luc :

« Comme sous l’effet de la joie, ils ne croyaient pas encore continuent et comme ils s’étonnaient », Jésus en revient à la table et il leur dit : Avez-vous ici de quoi manger ? Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé ; il le prit et mangea sous leurs yeux. » Luc 24 39-43

Ouf, cette fois, il mange Jésus. On ne sait pas s’il a faim, mais il mange un poisson grillé et prouve ainsi qu’il n’est pas un esprit ! 

Décidément le table fait bien les choses. 

Parce que manger est un acte social, communautaire autant qu’un besoin alimentaire. 

 

Regardez les régions les plus pauvres, elles donnent souvent les cuisines les plus savoureuses, car elles compensent ce handicap de départ par la richesse communautaire de leur élaboration. Il nous faut avoir peur que nos pays dit riches donnent naissance à une cuisine industrielle toujours plus pauvre culturellement, socialement, psychiquement.

 

Manger n’a pourtant jamais été aussi simple. L’homme occidental est passé en un siècle de la pénurie à l’abondance. On aurait pu penser qu’il verrait progressivement disparaître son angoisse liée à la peur du manque… Curieusement, au contraire : on assiste à l’explosion de nouveaux troubles de comportement, d’obésité, de gaspillage… Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

 

Trois Evangiles sur quatre s’accordent pour signaler que les onze disciples restants ont aperçu Jésus ressuscité pendant un repas. Quel accord troublant pour une apparition dans un étrange moment.

 

Pourquoi, parce le pain rompu et partagé, dans la simplicité, dans la joie, dans la lenteur, dans la reconnaissance des hommes et des femmes qui l’ont produit, ce pain-là convertit notre regard, il nourrit notre foi. 

 

Les premières communautés chrétiennes faisaient du repas le centre de leur vie communautaire. 

 

Nous aussi nous avons à anticiper le Royaume de Dieu, à la suite de ces premières communautés, nous aussi comme chrétiens, nous avons à rendre grâce à ces produits de la terre qui nourrissent non seulement notre corps, mais notre foi.

 

Emmaüs n’est pas un trajet, il y a 2000 ans, Emmaüs est là tous les jours, dans notre quotidien, il suffit d’ouvrir les yeux, et le ventre pour sentir la présence de la Parole de Dieu.

 

Josef Zisyadis

Cathédrale de Lausanne

Culte du 14 septembre 2025

 

Luc 24: 13 à 31

13Et voici que, ce même jour, deux d'entre eux se rendaient à un village du nom d'Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem. 14Ils parlaient entre eux de tous ces événements. 15Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux ; 16mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.

17Il leur dit : « Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? » Alors ils s'arrêtèrent, l'air sombre. 18L'un d'eux, nommé Cléopas, lui répondit : « Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n'ait pas appris ce qui s'y est passé ces jours-ci ! » – 19« Quoi donc ? » leur dit-il. Ils lui répondirent : « Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple : 20comment nos grands prêtres et nos chefs l'ont livré pour être condamné à mort et l'ont crucifié ; 21et nous, nous espérions qu'il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés. 22Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés : s'étant rendues de grand matin au tombeau 23et n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu'elles ont même eu la vision d'anges qui le déclarent vivant. 24Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu'ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l'ont pas vu. »

25Et lui leur dit : « Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes ! 26Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu'il entrât dans sa gloire ? » 27Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait.

28Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d'aller plus loin. 29Ils le pressèrent en disant : « Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée. » Et il entra pour rester avec eux. 30Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. 31Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.

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